ANNEXE  

Les Fêlés De L'UTAH (Le Nouvel Observateur)

 

Semaine du 29 juillet 1999 -- N°1812 -- ÉPOQUE

Un été américain (3), par Jean-Paul Dubois

Les fêlés de l’Utah

A Salt Lake City sévit un gang insensé, dont les membres sont prêts à donner la mort à tous ceux qui ne pratiqueraient pas en public les règles du savoir-vivre mormon


Gilles Mingasson - Gamma - Liaison L ’Utah est un drôle d'Etat. Le genre d'endroit que l'on a plaisir à laisser derrière soi, à voir rapetisser au travers du hublot de l'avion. Pour vivre ici, mieux vaut posséder une foi d'acier et une âme bien trempée. Quatre-vingt-dix pour cent de la population pratique la religion mormone, et il y a dans l'air quelque chose qui respire les rigueurs de ses lois. A Salt Lake City, vêtus de leurs éternels complets sombres et de leurs chemises immaculées, les hommes ont des airs de portiers funèbres et leurs femmes, fronts hauts, talons plats, de veuves repoudrées. Tous les élus de la région - sénateurs, gouverneur, membres de la police, maire -, ainsi que les directeurs des grandes compagnies sont membres de cette secte ou plutôt appartiennent à l'Eglise de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours.

Cela a bien évidemment quelques répercussions sur les distractions de ce bas monde. Ainsi vous n'avez pas le droit de consommer dans un bar si vous n'êtes pas parrainé par un client connu de l'établissement. Conformément à la loi, le tenancier ne vous préparera pas de cocktails, ne vous servira aucun double. En revanche, il alignera sur le comptoir toutes les bouteilles que vous demanderez, mais vous laissera accomplir le dernier geste coupable, celui qui fera de vous, en pleine conscience, un pécheur. Boire, à Salt Lake City, demande donc une certaine connaissance de la liturgie locale et surtout l'appui courageux de quelques relations non abstinentes.

Sans doute Bernardo Repreza, 15 ans, manquait-il de ces appuis précieux. Sans doute avait-il des manières trop latines pour cette ville froide. Sans doute aimait-il l'odeur du tabac, le parfum des filles et le goût de la bière, autant de choses qui à Salt Lake City peuvent désormais vous coûter la vie. Et, il y a quelques mois, Bernardo Repreza la perdit, cette vie, devant le numéro 100 de South State Street. Pour n'être pas l'un de ces saints des derniers jours, il fut une nuit d'abord insulté par Sean Darger, puis frappé avec une batte de base-ball par Andrew Moench et enfin, alors qu'il gisait inconscient, poignardé au ventre par Colin Reesor.

Les trois meurtriers, âgés de 17 et 18 ans, ont tous été élevés dans les corsets de la foi avant de devenir membres du gang le plus invraisemblable et le plus intolérant d'Amérique, les Straight Edge. Au départ, cette « confrérie » que l'on retrouve dans tous les Etats-Unis est essentiellement un mouvement végétarien radical - au point de rejeter les laitages et même le miel -, dont les membres, avec leurs tatouages, leurs crânes rasés, leur goût du piercing et de la musique punk, militent contre toute forme d'exploitation animale. Mais dans l'Utah cette mouvance s'est peu à peu transformée en une sorte de milice talibane. Il y a trois ans, les Straight Edge ont commencé par détruire un restaurant McDonald’s en l'arrosant d'essence et en l'enflammant avec des cocktails Molotov. Ryan Durfee et Jason Troff, les auteurs de l'incendie, ont expliqué qu'ils voulaient ainsi alerter l'opinion sur les « massacres de bovins, de poulets et de poissons perpétrés par la compagnie ».

Quelques mois après, c'est la boutique d'un grossiste de cuir qui partit en fumée. Puis celle d'un marchand de chaussures. Puis celle d'un fourreur. Puis celle d'un négociant de produits laitiers. Jusqu'au jour où la « fraction animalière » fut, en Utah, et uniquement dans cet Etat, débordée par une sorte de brigade hallucinée prête à tout pour, cette fois, combattre la caféine, le tabac, l'alcool, la drogue, l'avortement, l'homosexualité, la sexualité avant le mariage et la sexualité tout court dès l'instant qu'elle ne s'applique pas à la reproduction. Tant de zèle pourrait faire sourire si au fil du temps ces gangs armés de chaînes, de bâtons ou de barres de fer ne s'étaient mis à sillonner les environs des lycées, des concerts de rock ou des centres commerciaux pour remettre militairement les impies dans le droit chemin.

Rich Webb fut l'une de ces nombreuses victimes. Un soir, il remontait une rue en fumant un joint. Seul et en paix. Une bande de Straight Edge tendance hard line lui tomba dessus, le déshabilla, le maintint au sol et, après l'avoir instruit de son immense faute, lui entailla la peau du dos avec un couteau pour lui graver un X dans la chair. Un X, c'est le tarif minimum, la signature pure et simple du sigle national. Trois X, la marque locale de ce nouveau Ku Klux Klan, dont les membres s'aguerrissent en se frappant ou en se pulvérisant mutuellement au visage des gaz anti-agression. Bien d'autres jeunes fumeurs, buveurs ou câlineurs furent au fil des mois ainsi agressés, battus ou torturés pour avoir osé allumer une cigarette en public ou bien s'être seulement embrassés sur un trottoir.

Devant l'ampleur du phénomène, la police locale, voilà deux ans, a nommé un détective, Brent Larsen, et mobilisé une petite escouade spécialement chargée de lutter contre cette nouvelle milice. Même mobilisation parmi les agents du FBI. Aujourd'hui, les rapports de ces deux administrations s'accordent à reconnaître que la bande des Straight Edge - « un millier d'individus, 200 violents, 50 dangereux » - est à la fois le gang le plus inquiétant et celui qui progresse le plus vite dans la ville. Il est composé, et c'est là sa spécificité, de jeunes Blancs éduqués issus de la classe moyenne ou aisée de la société.

« Il n'est pas innocent que ce genre de choses arrive à Salt Lake City, explique Terie Weiderhold, psychologue. Il ne faut pas oublier qu'ici la jeunesse a été élevée dans les stricts interdits de la culture mormone. » En tête desquels on retrouve, bien entendu, la ferme condamnation du tabac, de l'alcool, de la caféine, de la drogue, de l'avortement, de l'homosexualité et de la sexualité avant le mariage. Alors on se dit que ce gang blanc, ces jeunes bourreaux nantis ressemblent étrangement au bras incontrôlable et sanguinaire de cette secte, même si publiquement celle-ci renie ces fanatiques.

Ryan Spellecy a 25 ans et exerce le métier de professeur assistant de philosophie à l'université d'Utah. C'est un Straight Edge à l'ancienne, tendance molle. Comprenez que s'il adhère à toute la philosophie « animalière » et abstinente du mouvement, il condamne la violence qui l'accompagne : « Il n'y a pas chez nous de leaders déclarés. Nous sommes un mouvement informel et certainement pas un gang. Personnellement, je crois en certaines valeurs mais je ne hais personne. Il ne me viendrait pas à l'idée de frapper un fumeur. Et je ne suis absolument pas raciste. Aussi je pense que c'est de la folie de faire des parallèles avec le KKK. » Allez raconter ça à James Yapias, responsable du bureau des affaires hispaniques à Salt Lake City, allez lui raconter ça, surtout depuis que les trois meurtriers de Bernardo Repreza ont été remis en liberté en attendant leur procès qui ne débutera pas avant un an : « Qu'y a-t-il de graphiquement plus proche de KKK que XXX ? Et puis je maintiens qu'il y a un caractère fondamentalement raciste dans l'agression et le meurtre du jeune Repreza. Les Straight Edge sont très proches des suprémacistes, il n'y a qu'à écouter les paroles de chansons de Marylin Manson, un de leurs groupes favoris. Maintenant, prenez un dossier de 1 200 pages démontrant, comme c'est le cas, qu'il n'y a pas le moindre doute sur l'identité et les mobiles des agresseurs. Imaginez ensuite que la victime de ce meurtre au premier degré, commis par trois Hispaniques, soit un jeune mormon. Posez-vous alors cette simple question : aurait-on remis les assassins en liberté ? Bien sûr que non. Tout le monde a été choqué par cette décision. Je suis certain que l'appartenance mormone de certains accusés a influé sur le verdict. »

Quelques jours avant cette inconvenante libération, l'un des inculpés avait été filmé en prison par l'émission de télévision 20/20. Voici ce qu'Andrew Moench avait déclaré au cours de cet entretien : « Il est normal d'user de la violence contre des gens qui ne suivent pas les règles de vie des Straight Edge. Je n'aurais aucun problème à frapper ou même à tuer quelqu'un qui me manquerait de respect en me soufflant, par exemple, de la fumée au visage. Si vous êtes fort, vous vivez. Si vous êtes faible, vous mourrez. » Malgré cette éclatante profession de foi, une absence totale de regrets, une sauvage bastonnade et un coup de poignard mortel, Andrew Moench, Colin Reesor et Sean Darger ont repris une existence normale, familiale, obsessionnellement blanche et plus que jamais abstinente. Brent Larsen, le chef de la brigade anti-Straight Edge, il y a quelques mois encore si bavard, aujour- d'hui ne veut plus rien dire. Et le chef de la police a imposé le silence à tous ses hommes sur cette affaire. Embarrassé par les derniers développements, le bureau du procureur a lui aussi choisi de ne plus commenter les décisions de justice concernant l'affaire Repreza avant le procès. « Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour éviter une mise en liberté aussi scandaleuse, mais nous avons échoué », note simplement un agent du ministère public.

Aujourd'hui, l'existence de ce gang insensé embarrasse une ville déjà humiliée par le scandale des dessous-de-table ayant servi à « acheter » l'organisation des prochains jeux Olympiques d'hiver. La métropole qui se voulait la capitale morale et rigoriste de l'Amérique héberge aujourd'hui la pire bande du pays et doit apprendre à vivre avec le meurtre et la corruption. C'est un cuisant paradoxe sur lequel ne veut pas s'expliquer William Barrett, le juge qui a libéré les trois meurtriers de Bernardo Repreza.

Dans la banlieue de la ville, au pied de la ceinture des montagnes, vit le père du jeune Hispanique. Lui aussi se nomme Bernardo. Le jour, il nettoie des bureaux dans le centre-ville. La nuit, il cherche le sommeil. Malgré toutes ces années passées à travailler dans ce pays, il ne parle pas un mot d'anglais. Cela ne l'a pas empêché de donner trois fils à l'Amérique : Luis Alfonso, qui est dans les marines, Antonio, qui travaille dans la police, et Bernardo, qui repose au cimetière.

Cet enfant qui porte son nom et n'est plus nulle part, ce père semble partout le chercher du regard. Alors il prend dans ses mains une photo encadrée de son fils, s'assoit au soleil sur un vieux fauteuil de cuir et observe l'image. « J'éprouve de la haine contre ces jeunes qui l'ont poignardé et plus encore contre le juge qui leur a rendu la liberté. Je voudrais pouvoir rencontrer cet homme et lui dire combien mon coeur saigne. » Un avion passe dans le ciel et, distraitement, il le suit des yeux. On le voudrait assis à l'intérieur de cet appareil, s'éloignant lentement de l'Utah, quittant cette ville blanche et sectaire, oubliant les bourreaux, et regardant sa peine enfin rapetisser au travers du hublot.

J.-P. D.

Nouvel Observateur - N°1812